«On s’attend à ce que des gens tombent au combat»

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Par Emmanuelle LeBlond
«On s’attend à ce que des gens tombent au combat»
Le cégep de Drummondville

TÉMOIGNAGE. L’arrivée des cours à distance a créé une onde de choc auprès de la communauté enseignante du Cégep de Drummondville. Si certains se sont adaptés à cette nouvelle réalité, d’autres frôlent l’épuisement, tout en craignant une dégradation de leur santé mentale.

Selon les données récoltées par le Syndicat des enseignantes et des enseignants du Cégep de Drummondville (SEECD), un tiers des enseignants considèrent qu’ils ont une bonne santé mentale. Le second tiers se situe dans la moyenne. Ceux qui se trouvent dans le dernier tiers avouent vivre une détresse psychologique.

Si quelques cours se font en présentiel, plusieurs enseignants donnent leurs cours entièrement à distance. C’est le cas d’Alexandre Boisvert, enseignant en sociologie et représentant syndical. «Jusqu’à présent, ça se passe quand même bien dans mes cours. C’est le côté encourageant, exprime-t-il. Je suis proche du tiers [des enseignants] pour qui ça ne va pas bien à cause de la lourdeur psychologique. La fatigue est présente et elle ne veut pas partir. Ça me demande beaucoup de temps de monter mes cours d’une semaine à l’autre. Ce n’est pas rare que je finis de préparer mon cours dix minutes avant qu’il commence.»

M. Boisvert ressent de l’épuisement, comme la plupart de ses collègues. «Il faut prendre en considération que depuis le début de la pandémie, on est resté arrêté pendant deux semaines. On a eu une semaine de mise à jour et on a eu le confinement. On a recommencé tout de suite après, contrairement au secondaire et au primaire. On a toujours été en mode rattrapage et en mode survie», témoigne-t-il.

La période estivale n’a pas été de tout repos. «Beaucoup de professeurs n’ont pas pu profiter de leurs vacances. On a tenté de se préparer et de s’adapter à la session qui allait être différente. Les journées où on ne préparait rien, ça roulait quand même dans notre tête. Ça a été ça tout l’été.»

Remaniement des cours

Les cours ont été remaniés, pour s’ajuster à la pédagogie à distance. «Ça a été une grosse adaptation. C’est comme si on partait de zéro. Beaucoup de gens pensent que de passer d’un cours en classe à un cours en ligne, ça se fait dans un claquement de doigts, alors que ce n’est pas le cas», souligne une enseignante du département de littérature et de communication, qui préfère taire son identité.

Cette dernière a dû faire des choix déchirants. «En littérature, il y a des œuvres complexes qui ont besoin de mise en contexte et d’explications. À distance, quand on fait face à des caméras éteintes, on ne voit pas les points d’interrogation dans les yeux des étudiants. Ça ne me tentait pas de me lancer dans une œuvre qui demandait un plus gros travail de compréhension. Dans ce sens-là, ça a modifié ma façon de faire. Je suis allée avec des œuvres plus accessibles.»

En conséquence, la qualité des cours a été affectée. «Tout répond aux critères du gouvernement et de la direction, mais moi, en tant que professionnelle, j’ai trouvé ça frustrant de faire ce genre de choix-là», ajoute-t-elle.

Une classe fantôme

Les enseignants doivent composer avec une dynamique de classe différente lors des cours en ligne. «C’est mort. Il n’y a pas de vie de classe. Une des parties les plus difficiles, c’est avant le début du cours. En temps normal, les étudiants entrent. On les entend parler. Présentement, tant et aussi longtemps que le cours n’est pas commencé, c’est un silence de mort. Les étudiants arrivent. Ils éteignent leur micro et leur caméra. On a l’impression d’être sous l’océan», raconte M. Boisvert.

Sa collègue du département de littérature et de communication vit la même situation. «Lundi, j’ai eu des cours en direct. Sur 29 étudiants, j’en avais quatre ou cinq qui avaient la caméra allumée. C’est quelque chose de faire face à ça. Il faut rester motivé parce qu’il faut motiver les étudiants. On ne veut pas qu’ils décrochent. C’est tout un défi.»

«C’est un des éléments qui peuvent rebuter plusieurs enseignants concernant les cours en direct. Je serais incapable mentalement de faire ça chaque semaine», ajoute celle qui enseigne à la fois en direct et par des vidéos enregistrées.

Des tâches alourdies

Les enseignants qui ont des cours en présentiel vivent aussi les contrecoups de la pandémie. «Au moment où on a fait la tâche au mois de juin, on n’a pas eu de ressources supplémentaires du ministère. L’annonce des ressources vient tout juste d’arriver. Les tâches ont été faites comme si on n’était pas dans une situation particulière. On a le même nombre d’étudiants par groupe, comme si on était en classe normalement. Ça pose des difficultés», explique une enseignante qui a aussi choisi l’anonymat.

Puisqu’il y a un nombre maximal d’étudiants qui peuvent entrer dans un local, l’enseignante a séparé son groupe en deux. «Finalement, je travaille plus. Je répète aux deux groupes la même chose. Pour remplacer les heures que mes étudiants n’ont pas avec moi, je dois leur donner des travaux à faire à la maison. Je suis en mode hybride.»

Les travaux individuels priment. « La correction constante devient le contact avec l’étudiant. On annote beaucoup. D’habitude on circule dans la classe, on peut corriger ensemble. La charge de correction alourdit ma tâche.»

Santé mentale

La santé mentale est inévitablement fragilisée dans un contexte de surcharge de travail. «On est à la semaine six. Dès la semaine deux, je me sentais déjà comme la fin de session. Depuis ce temps, je me demande si je vais me chercher un billet médical parce que je suis à bout. Je roule sur des réserves», confie M. Boisvert.

«On s’attend à ce que des gens tombent au combat d’ici la fin de la session», ajoute-t-il.

Les enseignants espèrent que leur cri du cœur sera entendu. «On peut se plaindre de la situation, mais on est loin de ce que les gens en soins infirmiers peuvent vivre. Quand on se compare, on se console. En même temps, on veut montrer que ce n’est pas vrai que ça va si bien que ça. On ne veut pas non plus jouer à la victime, mais on a une réalité qui est peu connue malheureusement», conclut l’enseignant en sociologie.

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