TRAVAIL. 10 ans après l’adoption de dispositions législatives qui protègent les salariés contre le harcèlement psychologique au travail, pas moins de 23 880 plaintes ont été déposées à la Commission des normes du travail (CNT). Depuis cinq ans, le nombre de plaintes a fait un bond de 37% au Québec. C’est nettement plus que la hausse de 2 % enregistrée en Mauricie et au Centre-du-Québec.
S’adressant aux travailleurs non syndiqués, le service des plaintes de la CNT dans la région 04-17 a enregistré 659 plaintes, entre 2004 à 2009, et 672 au cours des cinq années suivantes. Cette tendance fait bande à part, comparativement à la moyenne provinciale qui dénote une hausse marquée, surtout dans les Laurentides et en Montérégie.
Selon Johanne Tellier, directrice du Centre juridique de Montréal, la CNT ne détient pas d’explication scientifique pour justifier le phénomène. Toutefois, elle parie que toute l’information, les campagnes publicitaires multiplateformes ainsi que les rencontres de sensibilisation menées au fil des ans ont porté fruit.
L’organisme a d’ailleurs tenu sur le thème de la prévention, une journée d’activités pour les 10 ans de la Loi, le 12 juin, à l’hôtel Plaza de Québec.
Soulignons que 23 164 dossiers, soit 97 % des plaintes soumises au Québec depuis 10 ans, ont été «fermés» au terme d’une entente ou d’un désistement.
Le directeur des affaires juridiques à la CNT, Robert L. Rivest, est satisfait de voir autant des plaintes se régler en médiation, sans recours aux tribunaux. " La moyenne au bâton est très forte", fait-t-il valoir.
Zone de harcèlement
Pour qu’une plainte soit retenue en matière de «harcèlement psychologique», plusieurs éléments doivent être présents. Il faut d’abord une conduite vexatoire se manifestant par des comportements répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste. Une plainte peut également être retenue si, à défaut de comporter un caractère répétitif, elle porte sur un seul acte grave.
Au terme des cinq premières années des dispositions de la Loi, les cas de type répétitif correspondaient à 95 % des plaintes. Après 10 ans, celles-ci ont chuté à 82 %.
Le choc est encaissé
Aux dires de plusieurs intervenants interrogés, les dispositions de la Loi seraient aujourd’hui entrées dans les mœurs, après en avoir pris plus d’un par surprise, il y a 10 ans.
"Il y a eu un choc", se rappelle le président directeur de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec, Florent Francoeur. "On a fait beaucoup de formation pour mieux comprendre ce que voulait dire la fameuse loi", poursuit-il.
Au départ, des employeurs craignaient par exemple être brimés dans leur droit de gérance ou être blâmés pour des situations conflictuelles au travail. Il s’est avéré clair, par la suite, que de tels cas ne constituaient pas du harcèlement psychologique au travail, de relater M. Francoeur, spécifiant qu’il régnait de moins en moins de confusion.
L’impact humain et financier
Si des employeurs questionnent toujours les investissements qu’ils ont dû déployer pour se conformer à la Loi, des gains sont observables. "Ça amène une conscientisation de tout le monde, c’est une bonne chose. Quand on regarde l’énergie qu’on a mise là-dessus versus les résultats, c’était vraiment prendre un bâton de baseball pour frapper une mouche. En même temps, c’est extrêmement dangereux de dire ça parce que quelqu’un qui a subi du harcèlement pourrait dire que ce n’était pas une mouche. Dans certains cas, c’est des drames. Il y a des vies brisées derrière ça. Il ne faut pas le nier", laisse-t-il tomber.
Selon Dominique Jarvis, directrice du Bureau d’intervention et de prévention en matière de harcèlement de l’UQAM, il est avant tout question de coûts humains, puisque les cas de harcèlement ne touchent pas seulement la personne visée, mais tout son entourage de travail. "Les griefs et les enquêtes sont plus coûteux que toutes les situations qu’on essaie de désamorcer à la satisfaction des personnes, le plus rapidement possible", analyse-t-elle.
Une seule conduite grave
Après avoir conduit un de ses vendeurs dans un stationnement isolé, un patron lui a présenté une lettre indiquait que l’employé remettait sa démission et acceptait les 2200 $ restants de l’entente salariale. Refusant de se soumettre à cette demande, le vendeur se sentait piégé et intimidé. Le patron insistait pour qu’il signe le document. Il lui a même saisi la main et tordu le pouce. L’employeur a fini par obtenir ce qu’il exigeait et a quitté les lieux seul, dans sa voiture. L’employé était en état de choc. Après avoir enjambé une clôture, le sexagénaire a pris la fuite au travers les champs.
Ayant entendu cette cause à la CRT, la juge Louise Verdone a retenu la version de l’employé, croyant qu’il s’agissait d’une démission forcée. "Manifestement, cette conduite de l’employeur est grave et constitue du harcèlement psychologique", a-t-elle tranché.